Illusions perdues
Les ancêtres des réseaux sociaux, dans le Paris d’il y a deux siècles, étaient les pigeons voyageurs, chargés de répandre de fausses nouvelles à la vitesse de leurs ailes pour construire ou détruire des « cas » et des réputations : ce n’est qu’un détail parmi des milliers qui faire « Illusions perdues » de Xavier Giannoli, qui était en compétition à Venise et sort le 30 décembre avec I Wonder Pictures – après des premières le 23 dans certaines villes – une fresque au vitriol des mécanismes qui régissent l’information hier et aujourd’hui.
L’accent du scénario, basé sur le roman pivot homonyme de la monumentale « Comédie Humaine » d’Honoré De Balzac, est tout sur ce thème. Giannoli’s est un grand film littéraire anormal, qui va bien au-delà de la splendeur des costumes et du mobilier. Car il use du regard acéré de l’écrivain sur son Paris de la Restauration, après la chute de Bonaparte (le roman sort en trois parties entre 1837 et 1843), pour dénoncer les manipulations, la corruption, la concentration des journaux, la transformation de certains imprimés de notre présent.
L’apprentissage de Lucien De Rubempré – un poète très pauvre débarqué dans la capitale depuis son Angoulême natal, qui se leurre pour donner naissance à la haute société mais en sera écrasé – est une école de cynisme et de vulgarité morale. L’honnêteté et les principes ne paient pas, apprend vite Lucien. L’information est une marchandise et l’impression est un chiffre d’affaires.
Les premiers rudiments que son mentor lui inculque semblent étrangement familiers. « Si vous ne pouvez pas rendre service à travers le journal, vous n’existez pas. » « Pour faire une bonne critique, mieux vaut ne pas lire le livre : cela pourrait vous influencer. » « Un canular (‘canard’, en français) et son démenti font deux nouvelles ».
« Vous paieriez pour vous vendre », explique Gérard Depardieu, le plus puissant éditeur de Paris, à un ami journaliste du film, un ancien marchand de légumes qui ne sait ni lire ni écrire. Le succès ou l’échec d’un livre se décrète, à un rythme, comme s’il s’agissait d’un spectacle. Et tenant les fils de tout, c’est la haute finance, qui depuis son Olympe manipule l’essor et le déclin des journaux, et de ceux qui leur écrivent, comme des marionnettes.
Mais le film regorge de blagues fulgurantes sur Balzac. « Seuls les gens superficiels ne jugent pas sur les apparences ». Et l’anecdote ironique sur le cynisme des critiques (personnages importants à l’époque) qui ont vu Jésus s’approcher du lac de Tibériade : « Regardez – se dit-il – il ne sait même pas nager ! ».
Faut-il rappeler que Friedrich Engels prétendait avoir plus appris de Balzac que de tous les économistes de l’époque ? J’ai lu « Lost Illusions » au moins trois fois, au cours de ma vie, mais je ne me souvenais pas d’autant de pouvoir de dénonciation, aussi parce que dans le livre il se dilue entre les vicissitudes privées de Lucien, sa relation dangereuse avec Madame de Bargeton (dans le film Cécile De France ) et la pauvre starlette exploitée sexuellement Coralie (la cool et bonne Salomé Dewaels).
Lucien, c’est Benjamin Voisin, déjà rehaussé par François Ozon dans « Summer ’85 ». Au casting, outre Depardieu, également réalisateur culte, et acteur à l’occasion, comme Xavier Dolan, Jeanne Balibar, l’excellent Vincent Lacoste. Mais dans ce film, les vraies stars sont les mots, la manière atroce avec laquelle ils photographient des mécanismes purs et durs. Le problème, c’est qu’ils filent à toute allure, nécessitant une oreille attentive et une concentration de spectateur.
Bien sûr : vous pouvez profiter de « Lost Illusions » même comme un film en costumes fastueux avec des sous-intrigues romantiques et des paraboles sociales intemporelles. Mais ce n’était pas censé être un divertissement d’évasion. D’ailleurs, même Balzac n’écrivait pas pour se réjouir sans construire.