L’indignation s’est transformée en colère froide. Même trois jours après que l’Australie a rompu l’accord sur les armements sous-marins avec la France, Paris n’est pas encore revenu à la paix. Au contraire. Le gouvernement français se voit non seulement abandonné par l’Australie, mais aussi trahi par son plus vieil allié, les États-Unis.
Tard vendredi soir, le président Emmanuel Macron a ordonné à ses ambassadeurs de Washington et de Canberra de retourner à Paris pour des consultations. Le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, est de nouveau intervenu samedi soir. Dans une interview télévisée, Le Drian a évoqué un « abus de confiance profond » https://www.sueddeutsche.de/politik/. « Avec des alliés, vous vous parlez, vous ne cachez rien, vous respectez l’autre. Et c’est pour ça que c’est une vraie crise.
Le message de Paris est clair : les États-Unis ne devraient pas croire qu’ils peuvent simplement laisser de côté ce différend et le minimiser. Pour la France, il ne s’agit que pour partie des dommages économiques causés par la sortie de l’Australie de l’accord de 56 milliards d’euros avec le groupe naval français. Plus grave est le fait que le traité conclu entre Canberra et Paris a été remplacé par une alliance occidentale qui ne tient pas compte de la France. Les États-Unis, l’Australie et la Grande-Bretagne ont mis en place conjointement l’alliance de sécurité Aukus. Du point de vue des partenaires d’Aukus, la nouvelle alliance vise à étendre la présence des puissances occidentales dans le Pacifique dans une course au pouvoir avec la Chine.
Afin d’apaiser la France, les États-Unis et l’Australie tentent de présenter l’échec de l’accord sur les sous-marins comme une décision militaro-pragmatique. Contrairement à la France, les États-Unis ne fournissent pas de sous-marins à moteur diesel, mais des sous-marins à propulsion nucléaire. Ils ont donc simplement opté pour l’arme la plus efficace. De plus, la coopération avec le Naval Group pour l’Australie a été plus coûteuse et plus lente que prévu. Mais pour la France se pose une question bien plus fondamentale que celle de la production sous-marine : si les USA, la Grande-Bretagne et l’Australie nouent de nouvelles alliances avec un grand geste dans le dos de la France, quelle place aura Paris dans cet ordre mondial hybride ?
Depuis que Macron est président, il promeut une « Europe souveraine » au sein de l’UE, incluant une communauté militaire moins dépendante des intérêts américains. Le sang-froid avec lequel la France et l’UE ont été écartés par l’alliance Aukus est désormais perçu à Paris comme la preuve qu’on ne peut pas se fier à Washington. Par ailleurs, Macron avait déclaré en janvier qu’il pensait qu’il serait dangereux pour l’Occident de s’unir en bloc contre la Chine. Macron a inventé la formule selon laquelle la Chine était « un partenaire, un concurrent et un rival ». Donc pas seulement un ennemi. La France recherche des partenaires pour cette stratégie tant au sein de l’UE qu’en Australie et en Inde. Le transfert de l’Australie à Aukus fragilise ainsi la marge de manœuvre parisienne.
La France se sent également mise à l’écart par la manière dont la nouvelle alliance est née. Lorsque Macron a rencontré le président américain George Biden lors du sommet du G-7 à Cornwall, au Royaume-Uni, en juin, il n’y avait aucune mention d’Aukus et que l’administration Biden était déjà en train de négocier avec les Australiens sur la construction de sous-marins. Peu de temps après avoir parlé avec Macron, les trois de Biden ont rencontré les Premiers ministres australien et britannique. Rétrospectivement, il est clair lequel des deux pourparlers était le plus important pour Washington.
Le Premier ministre britannique Boris Johnson accorde à la France un traitement particulier dans le conflit actuel. Samedi, le ministre des Affaires étrangères Le Drian a expliqué pourquoi l’ambassadeur de France à Londres n’avait pas été renvoyé. Il n’y avait rien à clarifier avec Londres, puisque « l’opportunisme » britannique n’était pas nouveau, et Londres n’était que « la cinquième roue de la voiture » à l’alliance Aukus. La relation franco-britannique s’est évidemment tellement détériorée depuis le Brexit que Paris Londres ne considère même plus Londres digne d’un déchaînement.
Sur le plan intérieur, le conflit avec les États-Unis constitue un défi majeur pour Macron. D’un côté, le gouvernement essaie d’utiliser la crise comme preuve de la forte capacité d’analyse de Macron. Macron avait longtemps dit que l’architecture sécuritaire occidentale était devenue instable. D’un autre côté, le différend montre clairement où se situent les plus faibles dans ce nouveau monde instable : probablement dans l’UE. La colère française mise en scène publiquement est aussi une manière de contrer cette image de perte de sens. L’opposition conservatrice notamment interprète le coup porté à la France comme un échec de Macron. En avril 2022, il y aura des élections en France. Les Républicains, qui aux côtés de l’extrémiste de droite Marine Le Pen ont une chance de se qualifier pour le second tour, font campagne pour un cours critique à l’égard de l’UE. L’affront américain leur convient.