Soyons clairs : la marche n’est pas un sport. Parce que le sport, c’est la souffrance et la discipline. Marcher c’est différent, c’est mettre un pied devant l’autre, et si vous rencontrez un autre randonneur, vous ne lui parlez pas de résultats et de chiffres, mais dites-lui par où vous êtes venu ou quel chemin offre un plus beau paysage. Marcher, en bref, c’est ralentir.
Voilà, en quelques mots, le message que veut faire passer Frédéric Gros, professeur de philosophie et travaillant à l’Institut d’études politiques de Paris. Avec son Marcher. Un guide philosophique – publié en 2013 sous le titre Marcher, une philosophie et maintenant dans une édition révisée avec huit nouveaux chapitres – Gros se concentre principalement sur les aspects existentiels et mystiques de la marche.
L’approche lente des paysages, écrit-il, est l’un des secrets de la randonnée. « Quand on marche, rien ne bouge, c’est presque imperceptible à mesure que les collines approchent et que le paysage change. Dans le train ou la voiture, vous voyez une montagne venir vers vous. Ainsi, dit-il, le présent devient tangible. « Lorsque vous marchez, ce n’est pas que vous et le présent vous approchez, mais plutôt que le monde pénètre le corps. »
Randonnée avec Gandhi
C’est un point de vue que Gros approfondit sur la base de chapitres avec des titres tels que «silences», «éternités», «solitude», «lenteur» et «gratitude». À première vue, cela ressemble à un livre d’auto-assistance sur le ralentissement. Pourtant, il y a plus dans cette philosophie de la « relaxation » comme il le souligne à plusieurs reprises : la marche ne nécessite pas d’entraînement, de technique ou d’argent. Juste un corps, un espace et un temps. Ce message simple, et le fait qu’il traite en plusieurs chapitres de la vie d’un certain nombre de célébrités littéraires ambulantes, confère à ce livre une valeur ajoutée. Par exemple, une petite promenade était un excellent moyen pour Jean-Jacques Rousseau, Gandhi, Arthur Rimbaud, Hölderlin ou Kierkegaard de s’inspirer ou d’approfondir ses connaissances. Cela s’appliquait également à deux grands marcheurs très célèbres : Friedrich Nietzsche et Immanuel Kant. Hormis l’écriture et la lecture, dit Gros, il n’y avait que deux choses qui préoccupaient ces penseurs : ce qui devrait être sur la table et l’impératif de la marche.
Pour Nietzsche, qui avait l’estomac sensible et « mangeait aussi peu qu’un ermite », de longues promenades, parfois en grande hauteur ou par des voies escarpées, étaient nécessaires pour calmer son esprit troublé et parvenir ainsi à une compréhension encore plus profonde de l’humanité. Pour Kant, appelé aussi « l’horloge de Koningsbergen » parce qu’il franchissait le seuil de sa maison tous les jours à huit heures, une promenade, après des heures d’écriture et un long dîner avec une carafe de vin, était une obligation imposée : un travail monotone répétition, sans grandeur, suivant toujours le même chemin, croyant que cela contribuait à la bonne santé. « On raconte, dit Gros, qu’il n’a emprunté un itinéraire plus court au cours de son exercice que deux fois dans sa vie : pour Émile van Rousseau plus tôt et d’entendre les nouvelles après l’annonce de la Révolution française.
Nietzsche, quant à lui, « le solitaire, le voyageur », s’est surtout inspiré de ses plus grandes œuvres en marchant à grandes enjambées. Dans un extrait d’une lettre de 1881, le philosophe aurait avoué avoir beaucoup pleuré lors de ses longues promenades. « Pas des larmes sentimentales, mais des larmes de bonheur, chantantes et stupéfiantes, saisies par une nouvelle vision. » Ce sont de belles anecdotes – pas toujours nouvelles ou surprenantes – que Gros sait relier aux différents effets de la marche sur l’esprit humain.
Dromomie
Le plus surprenant, cependant, est sa discussion du phénomène de « dromo-mamy » ou « automatisme ambulant » dans le chapitre « Fous errants ». Ici Gros – qui faisait des recherches sur l’histoire de la psychiatrie – écrit qu’au XIXe siècle la marche à pied fut un temps considérée comme un symptôme de maladie et il évoque le cas exceptionnel d’un certain Albert Dada devenu « objet d’étude ». établi. Né en France en 1860, ce jeune homme soigné dès l’âge de douze ans est parfois pris d’une « envie soudaine et incontrôlable » après laquelle il entre dans une sorte de transe, abandonne tout et se met à marcher, parfois trente à soixante kilomètres par jour. . Cet état de stupeur pouvait durer des jours après quoi Dada se réveillait dans un lieu inconnu. Il ne se souvenait de rien de sa randonnée. Ce fait bizarre a fait d’Albert un célèbre étude de cas dans l’Europe médicale et ce n’est qu’après sa mort en 1907 que le diagnostic de « dromomanie » tomba à nouveau en désuétude. Une histoire merveilleusement bizarre, mais Gros sait aussi lui donner sa propre tournure. Car les notes de plusieurs médecins montrent qu’Albert aimait les récits de voyage et rêvait de belles villes. « Marcher le rend heureux, le met en contact direct avec ses rêves », pense Gros. « Il marche pour dérouler ses images devant ses yeux. Tout le. Comme Rimbaud, il peut claironner : « Mec, quelles belles villes j’ai rêvées ».
C’est l’un des nombreux commentaires poétiques de ce guide de promenade philosophique. Comme chez Rimbaud, Gros finit par trouver quelque chose d’évasion dans la marche. « La grande joie de laisser quelque chose derrière soi, comme toujours quand on marche. » En fin de compte, c’est une façon de s’oublier soi-même et le monde. C’est pourquoi Gros cite à plusieurs reprises ces paroles de Rimbaud :
Allez, en route !
Je suis un piéton, c’est tout.